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Loïk Prat

Presse Actualité, Décembre 1976, n°114

PLAIDOYER POUR L’ECRITURE DU REGARD

La photo est l'interprétation d'aspects choisis de la réalité

QUELLE IMAGE floue que le mot image ! Les poètes savent que les mots sont des images. L'éditorial est image des faits commentés de la pensée de l'auteur, des options du journal. Un cri de mouette devient image de bord de mer, le crissement d'un pneu image de vitesse. Est image tout ce qui représente rend présent.

Montrer est le propre de l'homme

Nous ne vivons pas la civilisation de l'image, mais la fin de son refus par les fausses élites que fabriquaient l'Université et quelques grandes écoles. Rappelez-vous : le seul savoir faire enseigné à l'école était le maniement de l'alphabet. Ce milieu qui se renouvelle par cooptation selon ses propres critères ne reposait que sur la dissertation (latine, hexagonale ou mathématique). La prolongation des courbes tenant lieu de lucidité.

Ils ne se sont pas aperçus que montrer est le propre de l'homme, des peintures rupestres aux astronautes. En passant par les peintres flamands, ces merveilleux « photographes » amoureux du réel.

L'audio-visuel, si bien compris par Molière devient, dans leurs cerveaux, verbalisation, dactylographie et ronéotage non illustré. Ils emploient si mal la photographie qu'ils se persuadent eux- même de la médiocrité des photographes (de ceux qui les supportent !).

Certains vivent de magazines illustrés en refusant de reconnaître le chasseur d'images sans appareil, le photo- documentaliste, comme un confrère qui participe aux choix rédactionnels D'autres vivent de l'audio-visuel en refusant la carte professionnelle à des chasseurs de sons significatifs.

Aucune école en France, ne forme des journalistes-reporters-photographes, initié aux problèmes de l'information autant qu'à l'écriture du regard.

4 bustes de baudelaire
Les photos qui accompagnent ce texte ne sont pas des oeuvres d'art, mais des simplifications pédagogiques. Elles démontrent que la photo procède autant de l'idée de l'auteur que de l'objet.
Pour un informateur, une photo ne doit pas seulement être composée mais rédigée.
La morphologie peut être exprimé contradictoirement : épaisseur des traits ou finesse du profil. Ceci permet de signifier des idées différentes de la personnalité : l'aimable perplexité ou la sévère certitude. Et le plâtre inerte ne peut être complice.

Et cette société comme certains malades mentaux ont peur des miroirs, refuse le libre accès des photographes à leur activité ... mais les convoque à des pseudos événements fabriqués
Des journalistes, brillants en paroles, sont tolérés, mais les curieux sont rabroués Le reporter n'est grand que s'il va voir ailleurs, à l'étranger.

Seuls quelques scientifiques savent que la photo est une écriture parfaitement codée par la perspective, l'optique et la sensitométrie (mesure des influences de la lumière par noircissement chimique, encrage, magnétisme ou luminescence cathodique). C'est pourquoi la photo (fixe ou animée chimique ou électronique) supplée l'oeil humain depuis longtemps dans la recherche scientifique.
D'autres dissertent sur la lecture de l'image en confondant lecture, interprétation commentaires et élucubrations. Si l'analyse de texte est découverte des intentions de l'auteur à travers l'analyse de ses choix, la dissertation qui prend la photo comme prétexte n'est que commentaire des objets représentés

Les mots ne peuvent tout dire

La réthorique existait avant le magnétophone. De même la photographie, l'Ecriture des images que nous offre la lumière n'a pas commencé avec Niepce. Son invention n'est pas cause mais effet d'une recherche inséparable de l'histoire humaine. De tous .temps, les hommes ont fait des discours sur tout. Mais de tous temps les plus évolués ont su que les mots ne peuvent tout dire. Nous ne sommes pas tous "sorbonnisé".
La communication a toujours mélangé les genres : mots, sons, dessins, chorégraphie, etc. Littré donne une définition du mot langage : « Tout ce qui sert à exprimer les sensations et les idées ». Il donne comme exemple le langage des gestes. Qui ose demander si la photo est langage ?

cité floréal
Le point de vue peut montrer à partir des mêmes bâtiments (cité floréal à Saint-Denis) :
a) que la spéculation entasse les humains (à gauche) ;
b) que la construction en hauteur dégage de l'espace au sol (ci-dessus).

Il suffit de se déplacer.

La photo ne reproduit pas mécaniquement la réalité (expression stupide qui fut à la mode). La photo est l'interprétation selon une écriture d'aspects choisis de la réalité.

La photo est trop objective. Elle nous enseigne qu'il suffit de se déplacer pour changer l'aspect des choses et des gens selon l'espace et le temps. Il y a autour d'un objet autant de points de vue qu'il y a de points dans une boule dont le rayon est la plus grande distance possible autour de l'objet. Ce nombre infini est à multiplier par le nombre d'instants (moments en cinéma) disponibles dans le temps. Sans parler des variations de l'éclairage et des choix graphiques ! Voilà qui élargi l'esprit au point qu'un esprit étriqué s'y noie et panique. On se détourne avec dédain comme on dédaigne l'humour et les fantaisistes. Le sérieux de l'alphabet est le bouclier des sots ... qui ne comprennent pas Raymond Devos et s'appliquent à leur tour de Babel personnelle.

La qualité de la lecture dépend de la pratique de l'Écriture. Quand des écoles de journalisme exigent des étudiants 16 ans de pratique de l'alphabet pour leur apprendre à rédige un journal, comment peut-on vouloir initier à la photo en quelques semaines ? Sinon par alpha bêtise (alpha au sens astronomique).

La presse et l'école ont abandonné les richesses de l'expression photographique à la publicité . Celle-ci ne dit pas : la photo coûte cher. Elle sait que par son efficacité, surtout dans un temps de lecture donné, elle est rentable.

Écriture de notre regard, la photo (fixe, animée, télévisée) est confrontation de notre cerveau avec le visible où se trouvent les racines comme les traces de nos idées : exemple, le taudis et l'urbanisme, le visage et son expression. C'est la dialectique du réel.

2visions de la voiture
Des photos bien rédigées peuvent signifier :
- que l'auto est un cauchemar (à droite )
- ou qu'instrument de libération, elle offre l'évasion et la contemplation (à gauche).

Nommer une étoile lointaine n'engage pas et ne dérange personne. Montrer les aspects oubliés par nos visions est une autre histoire. Nommer exorcise l'ignorance, regarder la bouscule. Galilée était un regardeur, vous connaissez la suite...

Une bonne visualisation de l'information par des journalistes - reporters – photographes aussi libres que curieux dérange la dissertation du rédacteur la bienséance politique du directeur, les discours des officiels et les théories diplômées. Alors, on préfère la pré-maquette cette conception de la page avant d'avoir vu. Le cinéma devient théâtre filmé pour littéraire (aucune analyse d'un demi-siècle d'actualité cinématographique). Des constructeurs de projecteurs ont même négligé la marche arrière qui permet de « feuilleter »  un film ou un diaporama comme un bouquin.

Quant à la « télé » malgré l'étymologie, elle ne va pas loin et elle est regardée de très près par les gens du pouvoir. Chose curieuse, les uns (presse imprimée disent que la photo est « trop cher », les autres (TV) font de la radio devant une caméra de télévision horriblement coûteuse.
La photo ne coûte pas plus cher que le texte dactylographié et composé pour l'imprimerie, y compris les corrections d'auteur.Ce qui coûte c'est d'aller voir sur place. La photo n'est pas plus « cher » qu'une page de rapport par détective privé consciencieux.

Divisez le chiffre d'affaires d'une publication par le nombre de centimètre carré consacré À l'information.10 % du résultat vous donnent les droits d'auteurs normaux au centimètre carré Si les photographes ne valent pas ce budget, demandez vous qui les choisit et les dirige.
Hélas ! Trop de directeurs se comportent comme des yachtmen qui renoncent aux voiles pour alléger leurs bateaux.

Loïk PRAT.

vers top (Texte et photos copyright Loïk Prat. Pour une analyse plus détaillée se reporter à « Photo Revue », avril, mai, octobre 1976).

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